Maladie, Selfie!

Maladie, Selfie!

Jérôme Bergami, 12 juin, 2015

Mais comment doit-on se mouvoir
en quelle panoplie évoluer, pour échapper à la disgrâce de l’étiquetage : « Touristes » ? Nus, un plumeau multicolore dans la raie des fesses ? En robe de bure et cordelette ? Je n’imagine que ces deux accoutrements. Hélas ; nous n’en sommes pas là de notre évolution. Banales polaires, communs pantalons, souliers médiocres. De près comme de loin, nous ne ressemblons ni à deux Drag Queen ni à deux moines franciscains. Le bâton ne fait pas le pèlerin, pas plus que l’escarpin Quetchua ne fait l’animatrice de char. Et quand bien même les feraient-ils, cela n’y changerait rien au regard du monde musulman qui ne reconnaît qu’une seule espèce de pèlerin : celui qui dirige ses pas vers la Mecque. Les autres, ils peuvent bien se rendre à Rome, Katmandou, Jérusalem ou Compostelle, ils seront estampillés « Touristes ». Et le touriste vaut trophée en Turquie, où il règne la maladie. La maladie du Selfie. « Selfie ! Selfie ! » ils s’étranglent tous, grands et petits, le portable à la main, le long des routes, dans la rue, qu’ils dégainent comme un flingue - « Selfie ! » C’est la tête qu’ils veulent se payer, et plus elle peine, cette tête, plus elle grimace et ruisselle, plus elle doit prendre de la valeur sur le Net où elle sera illico propulsée.
Les types sortent de leur voiture, traversent la route en courant, parfois même font demi-tour - les pneus crissent ! - quand ils réalisent l’or que représentent les bestioles qu’ils viennent de croiser. Certains vont jusqu’à nous empêcher de passer, portières ouvertes – « Selfie, selfie ! » ; ils en ont des trépignements, des démangeaisons - la vache de maladie… De mauvaise grâce, on prend la pose, on sourit, le Turc entre nous deux comme un chasseur exhibant les deux sangliers qu’il vient d’abattre. Il arrive qu’un fruit ou un soda servent à nous amadouer. « Oh, merci, c’est gentil ! » et aussitôt le présent accepté, paf ! le portable – « Selfie ! »
Les gamins, c’est pas mieux, eux aussi ils chassent, dans les bourgades, et en usant d’un sabir épouvantable, de l’anglo-turc sans queue ni tête dans lequel tournent en boucle trois pauvres mots : « Hello ! What is your name ? Selfie ! » On voudrait leur envoyer deux mandales et leur faire bouffer leur téléphone. Mais ça ne se fait pas de ne pas aimer les enfants, qui plus est en pays étranger, et d’autant plus que ceux-là sont gravement malades. Du coup, encore la pose, le sourire. Maigre réconfort : avec notre portrait promené sur la Toile, démultiplié à l’infini sur Face Book, notre popularité est assurée, et qu’importe le titre, pèlerin ou touriste. Le Selfie fera (si ce n’est déjà fait) de nous des icônes. Alors sourions, c’est pour la gloire…