Trop tôt pour le dire

Trop tôt pour le dire

Jérôme Bergami, 25 avril, 2016

Il est trop tôt pour le dire, tandis que nous laissons derrière nous Bichkek et l’hiver pour nous élever aux horizons magistraux des cols du Pamir.
Un lac à la peau glacée, tacheté de maigres masures et de yacks.
Des yacks aux yeux laqués, bonzes trapus broutant, à défaut d’herbe, le froid.
Des hommes au corps à corps avec le bleu, le blanc, le rien, le vent, des gamins comme du cuir, brunis, tannés ; une bicyclette agonise dans l’indifférence au centre de la place.
Altitude 4600 : le véhicule souffle, se hisse, siffle, chasse la neige de ses puissants crampons, le Kamaz éclaboussé se range sur le bas-côté. Des pistes zèbrent les roches, les moteurs griffent le silence.
Plus tard, le conducteur et deux autres passagers descendent, déroulent un tapis, Allah est grand, tout puissant, ils s’agenouillent. Prions la montagne colossale.

Il est trop tôt pour le dire, tandis que depuis Chorug la route épouse les méandres du fleuve. Un défilé sans fin, aux parois effilées, juxtaposées, confondues, décalées, un tableau de Braque long de centaines de kilomètres, hauts de plusieurs milliers de mètres, un délire d’éboulis en attente, de glissements aux aguets, il suffirait d’un claquement de doigt trop sonore. Sur la rive opposée, les peupliers, les hameaux en torchis, les muretins, les mules, les silhouettes dessinant quelque relief au plat des falaises parlent afghan. Côté tadjik, les villages mélangent la pierre et les racines, les ruisseaux et l’ombre douce. Ils chuchotent. Pas un jardin qui ne possède son bloc tombé un jour, son titan, figé, grave, la face au ciel.

Il est trop tôt pour le dire, tandis que nous harnachons Zolotoï, Zolotoï Corona, notre âne, le bien-nommé « Couronne d’or ». A la foire hebdomadaire de Dopulah, et pour cinq cents somonis, nous l’avons acheté. Il devait être notre capitaine de bât, protecteur de notre squelette, le saint patron de nos vertèbres, seulement passées deux nuits, Zolotoï s’est enfui, sous la pluie. Pas un braiement d’adieu, mais à travers son absence un message : « Allez en paix, sans crainte, marcheurs sauvages et déterminés. Votre place n’est pas à mes côtés. Je m’en vais pour vous rendre à votre liberté. » Nous n’étions pas les mêmes, il est vrai, dénués de sacs et de bâtons. Sans sueur ni douleurs. Au rythme de notre compagnon, non au nôtre.
Le deuil fait de sa fugue, le vent s’est levé, a effacé les derniers nuages, la rivière Zerafton a vernis ses rives d’un trait doré, une famille nous a nourris, nous nous sommes sentis forts.

Forts devant la route, grands face à l’asphalte.
Maîtres de notre chemin mais serviteurs de notre destin.

L’on prétend que j’aurais renoncé à mettre en mots la noble épopée ? Il est trop tôt, trop tôt pour le dire.