La route vit-elle?

Jérôme Bergami, 17 mai, 2016

A Kuchkat, le vent s’et levé. Chahutés par les bourrasques, nous nous sommes engagés sur la voie en pente douce, laissant dans notre dos la plaine fertile et arborée. Nous quittions le vert intense, moelleux pour la terre nue, pour l’écorce sèche. Plus nous avancions, plus nous sentions qu’en nous-mêmes la nudité se faisait. N’eût été le poids de nos sacs pesant sur nos épaules meurtries, la sensation d’être en chair, en corps, comme annulée par le pouvoir d’absence de ce décor, eût tôt fait de disparaître.

Un flanc de montagne se dressait, rouge, du rouge de Soutine peignant ses bœufs écorchés ; du rouge encore des huis et des chambranles des villages farouches du Pays basque. Plus loin, deux parois aux multiples strates colorées, déclinant les gammes chaudes de l’orange et du blé, incrustées de galets, témoins vivants des mers anciennes, formaient corridor où doublement rageait le vent. Au détour d’une courbe apparut un curieux relief, bossué, sableux, d’où s’écoulait le miel jusque sur la chaussée. A l’endroit d’un lit asséché s’étirait un tablier de terre mauve.

Comment vivre la route ? me demandait-elle.

Un haut monument marque l’entrée de la province d’Isfara. Un homme tourne autour, il cherche le meilleur angle. Un lourd véhicule noir est stationné juste à côté. Je m’amuse à photographier l’homme photographiant le monument. Il devine ma présence, se retourne et, à son tour, me fixe dans son objectif. Kamil est reporter-photographe, Tatare originaire de Kazan. Avec sa femme Olga, qui est écrivain, il réalise sous l’égide de l’Unesco un long parcours depuis les rives de la Mer noire jusqu’au massif de l’Altaï, pour s’en revenir au Tatarstan par les routes de Sibérie. Olga prend en notes les informations que nous leur communiquons relativement à notre action. Main dans la main, nous posons pour Kamil près du véhicule sur lequel il est écrit en lettres cyrilliques argentées : « Жoлko вы пytи », la Route de la Soie. Nos deux bourses en cuir ont l’honneur d’un dernier cliché.

Comment par la route se vivre ? me demandait-elle.

Enfin nous redescendions, mais alors telles deux chandelles dont la flamme vacillait. Nurafston se tenait, superbement désolé, quelques centaines de mètres plus bas. Mais ce que nous avions espéré être un village, ou pour le moins un hameau, pointé sur notre navigateur, se révélait n’être qu’un poste de contrôle flanqué d’une caserne. L’ensemble planté au milieu de l’étendue de rocaille.
Ne jamais se démonter. Aller à l’essentiel. Ici, le gradé. Notre situation ne l’intrigue en rien : nous marchons, c’est clair, nous sommes fatigués, c’est évident, nous n’avons rien à manger, cela coule de source. Son doigt pointe une bâtisse – non, elle n’est pas abandonnée. Y vit un couple, le mari est fonctionnaire de police. « Dites que vous venez de la part de Salim, ils s’occuperont de vous. »
Etrangement, je retrouvais dans les nuances brunes ou dorées du Plov* qu’Ira nous servait au dîner l’essentiel des reflets et des teintes de la contrée que nous avions traversée.
Nous mangeâmes en silence, tous deux absorbés par nos rêveries. Par la fenêtre, nous pouvions voir les tourbillons de poussière danser sur la peau rugueuse du désert, les nuées hostiles qui ne tarderaient pas à crever. Notre compagne de deux années, la langue d’encre noire, se perdait dans le lointain.

La route vit-elle ? me demanda-t-elle.