Et un toast, un!

Et un toast, un!

Jérôme Bergami, 20 Iun, 2015

Le douanier me défie.
-Tu peux boire cinq litres de vin?
- Je… je ne crois pas…
- Moi, je peux en boire dix.
Nous avons franchi la frontière. Nous voici en Géorgie. Pour le jour du neuf mai, nous nous trouvons à Tsnisi, dans la maison de Georges. Le neuf mai marque la victoire des forces soviétiques sur les armées allemandes en 1945. Alors Georges lève son verre à Staline. Lia, sa femme sort de la cuisine, elle souhaite dire un toast en l’honneur d’Elia II, le patriarche du pays. Mon verre de vin rouge remis à niveaux toutes les cinq minutes, je ne suis pas en reste et propose, comme en contrepoint, de trinquer : « A de Gaulle ! » ; sans avoir reposé mon verre, j’enchaîne : « Au pape Francesco ! » Là, Georges hésite – le pape ne s’est-il pas rapproché récemment de la Turquie ? Je le rassure en lui affirmant qu’au contraire, Francesco n’est définitivement pas en odeur de sainteté auprès du gouvernement d’Erdogan depuis qu’il a célébré cette messe en fraternité avec le patriarche et le président d’Arménie à l’occasion du centième anniversaire du massacre des populations, et qu’il a, comble de la provocation, dans son homélie employé le mot « génocide ».
J’avais oublié à quel point on trinquait, au pays de la reine Tamar. Ce matin, verre d’araxi (d’eau-de-vie) brandi haut, c’était à Marie ; puis ça a été à Jésus. On ne faisait, me direz-vous, qu’accompagner le programme dominical de la télévision qui diffusait l’office et des chants religieux. C’est un pays d’où on ne partirait plus, d’où on ne se lèverait plus de sa chaise : un pays qu’on vivrait cloué à la table, le bras figé en l’air, avec toujours un toast à la bouche – « Allez, au chien du voisin !... Aux jarretelles de la voisine !... Au décès de ma belle-mère !... A la lune ! Aux baleines ! Au réseau routier !... Aux mouches !... », et trinque et trinque et trinque. A s’en luxer l’épaule. L’autre jour, j’en ai vu, bien paf autour des plats de xinkali (gros raviolis fourrés à la viande), s’étreindre et s’embrasser à chaque cul-sec. L’un plongeait son visage dans ses bras, soubresauté par les sanglots que lui arrachaient l’accordéon et les vers anciens qui chantaient son pays. Pas plus loin qu’à Vale, la bourgade frontalière, un vieux bonhomme me prend par la main, me pousse sur son balcon. « Café ! gueule-t-il à sa femme. Et vous dormez ici ! » Il est cuit. Nous tentons de lui expliquer que… Il ne veut rien savoir, pousse des oh ! des ah !, grimace à la Popeye. Sa femme nous invite à entrer dans la maison, elle nous installe à table, nous rassasie, et nous avec le vieux qui popeye de plus belle : « A la Géorgie ! »… « A la Géorgie »… « A la Géorgie »… « A la… », mais vous connaissez la chanson. Et que le vieux m’embrasse et qu’il m’étreint, tout en oh ! tout en ah !
C’est un pays qui a morflé. Ça se devine aux ribambelles de bonshommes qui vont désœuvrés de par les rues ou qui tuent le temps dans les cafés : aux vieilles qui broient du noir sous leur fichu, dans les potagers. Les belles demeures des villages sont portes fendues, vitres brisées. Les immeubles des villes ont des mines patibulaires d’après-guerre. Dans ce décor, la lumière s’est réfugiée sur les longs serpentins que dessinent les tuyaux de gaz le long des chaussées ; des chaussées qui pleurent, des trottoirs qui doutent de leur propre existence, des clôtures qui en ont assez de branler. Tout un pays qui dit : « Soixante-dix ans de soviétisme, puis la grande claque capitaliste, et puis une guerre civile, ça ne fait personne un boute-en-train. »
Il y a pourtant cette sculpture à Tbilissi, une ronde de joyeux drilles en costume paysan, qui rappelle que le peuple géorgien chante, danse, boit et mange avant toute autre considération, avec passion, avec frénésie, comme en hommage permanent à la vie. Quelqu’un me le confirme : « Il y a quelque chose de cassé dans notre peuple… Le ressort de la joie… La pesanteur du quotidien depuis tant de décennies l’a rongé. Il y a usure. »