Vous avez dit politique ?

Vous avez dit politique ?

Jérôme Bergami, 13 Iun, 2015

Les Tcherkesses, ou Adyguéens,
ont fui l’expansionnisme russe au début du XXe siècle. De confession sunnite, ils se réfugient en Turquie où leur population est aujourd’hui estimée à près de deux millions de personnes. Yusup est Tcherkesse. Ses grands-parents se sont quitté le Daguestan en 1915. Yusup pose sur lq table du fromage, du yaourt et du miel. Il est apiculteur. Raçit, son ami kurde, a ramené de son village, Teçilguney, du pain qu’il déroule en de longs parchemins croustillant. La maison de Yusup n’a pas l’électricité. Nous fonctionnons à la lampe à pétrole et à la frontale. Raçit se lance sur le terrain de la politique. Pour sa part, il n’y a pas de problème kurde. « Erdogan est un excellent leader », assure-t-il. Grâce au président, la langue kurde est présente dans les médias et dans les écoles, notamment à l’université. « Kurdes et Turcs vivent frères. » En revanche, poursuit-il, Israël, c’est zéro : tous les Israëliens sont « kötü » - mauvais, méchants. Les Américains ne valent guère mieux. Nous retrouvons dans ses propos un ensemble d’appréciations maintes fois formulées par la population : la Roumanie est souvent dite « kardes » - frère, ami – avec la Turquie. La France ne fait pas l’unanimité en raison de sa position à l’égard de la question arménienne. Comparativement, l’Allemagne suscite plus d’enthousiasme, et cela s’explique au regard des liens tissés entre les deux nations depuis au moins la première guerre mondiale.
En revanche, trente kilomètres plus loin, le maire du village d’Alisafu, Kurde lui aussi, nous fait entendre un autre son de cloche concernant « le problème kurde ». celui est à son sens très loin d’être résolu. L’enseignement de la langue kurde n’existe pas dans les villages où seul le turc est autorisé. Si le kurde survit, c’est parce qu’il se transmet au sein des familles. A l’université, oui, c’est un fait qu’on puisse y poursuivre ses études dans la langue maternelle, mais il ne s’en compte qu’une dans tout le pays, à Dyabarkyr.
En cette période électorale (la population est appelée à voté le 10 juin pour l’élection du premier ministre), la politique s’invite avec ardeur dans les conversations. Et dans la région, les gens semblent particulièrement remontés. Voici quelques jours, c’est le jeune pompier de service qui voyait des Américains dans toutes les coulisses, partout, à l’initiative de tous les coups tordus, et jusque derrière le récent assassinat d’un magistrat à Istanbul par un groupuscule marxiste. Au mot « kardeslik » (fraternité), que je prononce en évoquant les grandes lignes de notre action, il a rebondi, comme piqué par un crotal : « Turquie – America, yok kardeslik ! » (pas fraternité) ; le lendemain, c’est son collègue, le pompier de la relève, qui me saute dessus au petit-déjeuner, avec encore le mot honni qui met le feu au pourdre – « Yok kardeslik, yok kardeslik ! s’est-il mis à tempêter. Kardeslik nulle part, le monde pas kardeslik ! » Et de m’énumérer la liste des conflits en cours, comme si à chacun d’entre eux il souhaitait m’assommer.
Le soir même, à l’entrée d’un village, un fermier venu à ma rencontre me lance : « Le Pape est un ennemi des musulmans. » Je lui avais simplement demandé où se trouvait l’imam. Enfin, pour conclure et mon propos et cette journée, c’est en compagnie du-dit imam, qui faisant fi de notre état d’épuisement nous gratifie d’une leçon de religion, qu’un des vieux présent dans la pièce grince des dents en entendant celui-ci, le doigt pointé « au hasard » sur une ligne de notre dictionnaire de poche, prononcé le mot « Israil ». « Israil, bah, kötü, kötü ! » fait-il en chassant l’air de ses mains. Et il ajoute : « Israil problem, Turkey yok problem. » La seconde séquence de la phrase est celle que l’on nous sert le plus souvent : il n’y a aucun problème en Turquie, tout y est beau, tout le monde y est frère. Guérillas armées ? Attentats ? Politique d’islamisation de la société ? Remise en cause de l’héritage d’Atatürk ?... Vous avez dû mal comprendre. Il est simplement à constater que la Turquie, c’est « çok güzel ! » - c’est merveilleux. Merveilleux d’innocence. Mais on l’a bien compris, pour gagner notre gîte et notre couvert, il est préférable de caresser le Turc dans le sens de ses poils. Malgré tout, à ce vieux qui grince et qui me demande pour quelle raison l’Europe ne veut pas de la Turquie, je ne peux m’empêcher de lui retourner la question en souriant : Et pourquoi la Turquie veut-elle à ce point intégrer l’Europe ? Il n’en sait foutre rien, finit-il par admettre. Je lui dis que l’Europe est malade, pleine de problèmes, notamment économique, à l’inverse de son pays qui décolle, qui décolle. Il réfléchit un instant, avant de lâcher en levant ses deux bras, biceps gonflés : « Evet, Turkey tek, Turkey tek ! » - Oui, la Turquie seule, la Turquie seule !
Afin d’équilibrer les éclairages, il est alors intéressant d’avoir à converser avec des hommes comme Hassan, Önül ou Mustafa, membres de la communauté alévie ; car eux, qui se revendiquent socialistes et athées, voire communistes, matérialistes et encore démocrates et Occidentaux, ne tairont pas, ne nieront pas les problèmes en question. Au contraire, ils les aborderont avec le mordant propre à ce courant minoritaire au sein du pays.   Yusup le Tcherkesse tend les draps sur notre lit, dépose une lampe et se retire à pas de velours. Nous fermons déjà les yeux. Paix dans le sommeil et fraternité dans les cieux. Cela personne ne nous l’enlèvera.