L'epreuve du marcheur

L'epreuve du marcheur

Jérôme Bergami, 03 Sep, 2014

L’ancien se leva, pointa nos bourses en cuir. « Et de la terre grecque, vous en avez là-dedans? » Négatif, mon capitaine, pas encore. Sourire, fierté illuminèrent sa face – il serait le premier a mêler la terre de son pays au monde entier. D’autorité, il se dirigea vers le parterre de fleurs, se pencha tant qu’il put et ramassa une poignée de terre brune; puis il se tourna vers Sabina qui lui offrit la paume de sa main. Le butin s’écoula, presque grain par grain, d’une main l’autre. J’avais moi dénoué les lacets de l’une des bourses, je l’approchai de Sabina. A son tour, elle déversa la terre. L’ancien ne dit mot mais avant de rejoindre sa chaise, il nous prit dans ses bras.

Il y a eu les deux Raphaël, deux adolescents en vacances au village de Paradeisos. Intrigués par notre campement de fortune, ils se sont approchés, ballon de football sous le bras. Assis côte à côte sur le banc, ils nous ont questionnés longuement, ouvrant de grands yeux à chacune des informations que nous leur apportions – nous étions aide-soignant en France... mais maintenant deux ans a pied... jusqu’en Chine... partager la Terre du monde entier... un signe de paix et de respect – et lorsque nous avons deplié la carte sur la table a la lueur de notre lampe frontale, c’est comme si les portes du monde s’ouvraient dans leur esprit. Je désignais chaque pays, traçant notre parcours du doigt, qu’ils suivaient avec une attention admirative. Les deux ados se regardaient, nous regardaient, un silence s’installa. « Vous êtes deux belles personnes » dit alors l’un des deux, les mains sagement posées sur son ballon. Et c’est comme si la porte des hommes s’ouvrait dans notre cœur. 

Un soirée sur la plage : Tanasis, Lina et leurs trois enfants, Raphael, Marino et la petite dernière, Manuela, Un pique-nique sur les couvertures, la collecte du bois pour le feu; des photos qu’on dévoile – les enfants à la maternité, Lina plus jeune aves les cheveux noirs, elle et Tanasis sur la piste de danse à la fête annuelle des Roms, à Vrama. De la part de ce couple, une volonté gaie de passer l’obstacle de la langue, un désir farouche de communiquer avec nous, étranges étrangers en marche pour des pays lointains. Chez ces deux êtres, une grande vivacité d’esprit, de l’inventivité, de l’intelligence pour se faire comprendre. Et puis une énergie communicative. Durant ces quelques heures partagées, beaucoup de choses dites, une part saisie-donnée de la vie de l’autre. C’est avec un sentiment d’apaisement, d’accomplissement, que nous nous séparons dans la nuit pour regagner notre tente.

03.09 L'épreuve du marcheurAu détour d’une courbe, une ligne droite. Pas un écart, ni a gauche ni a droite. L’une de ces routes qui va filant du bout de vos chaussures jusqu’a se perdre dans l’horizon. L’épreuve du marcheur. Car tant que la route connait ici et la quelques variétés dans son dessin, l’esprit conserve les moyens d’assurer son propre divertissement. C’est qu’il est reposant d’échapper parfois au chemin, mentalement s’entend, d’oublier la mécanique aride du pas. Hélas, la diversion ne dure qu’un temps, et le marcheur doit affronter le retour régulier de ce redoutable adversaire : la ligne droite. La ligne droite et sa monotonie, et son ennui. Il y a quelque chose d’accablant à être contraint de deviner, dans un lointain vaporeux, le point incertain où l’on se trouvera dans une heure, ou deux. Curieusement, le sentiment se fait de ne plus progresser. La ligne droite a rasé le décor, l’esprit fait du sur-place. Plus rien a quoi se raccrocher, plus d’échappatoire possible. La ligne droite, parce qu’elle se montre nue, sans artifice aucun, force à la confrontation, oblige celui qui s’y engage a l’introspection. De là certainement qu’on ne l’apprécie guère, qu’on la redoute même. Elle fait miroir : vous êtes soudain seul avec votre chemin. 

La pluie tombe, qui nous rend impuissant. La pluie apporte larmes ou joie, selon qu’on y trouve intérêt ou non. Le nôtre étant d’avancer, je regarde la pluie tomber avec le calme froid de celui qui derrière le masque de sa sérénité cache difficilement des crocs rageurs. Nous nous trouvons à Iasmos, village de population et de confession mixtes, turque et grecque, musulmane et orthodoxe, comme il s’en trouve plusieurs le long de cette route secondaire qui relie la ville de Xanthi a Komotini. Le village s’adosse au massif des Rhodopes, que se partagent la Grèce et la Bulgarie. La plaine descend vers le sud, irriguée par de nombreux cours d’eau et les eaux du lac Vistinos. On cultive ici le tabac, dont les feuilles roussies sèchent sous des bâches au bord des champs. Adeptes des balançoires et des glissades en toboggans, nous fréquentons avec une joyeuse assiduité jardins publics et squares d’enfants. En règle générale, une fontaine leur est attenante, source d’eau indispensable a la tenue de nos ablutions nocturnes. Tout village grec semble doter de ce dispositif d’accueil ludique pour grands enfants itinérants. C’est là que nous, caravane éphémère, avons pris l’habitude de ficher en terre les piquets de notre toile.