"Les Possédés"

Jérôme Bergami, 07 Oct, 2014

L’arrêt a du bon, à condition de savoir l’apprécier.
Moi, il aurait tendance à m’angoisser. L’arrêt s’apparente à un flottement. Je marchais, je marchais, puis soudain plus rien. Que dois-je faire ?... un lit… je dois rester au lit. Me reposer. Et attendre…mais attendre quoi ?... Ah, oui, j’oubliais : de repartir. Entre-temps, je crains de m’habituer à ce lit, au réveil tardif, au petit-déjeuner à table assis sur uns chaise, à la facilité de la bouilloire ; à la douche le matin, avec serviette épaisse et propre. Et puis au lit je m’ennuie, je me ramollis! Alors je sors. Mais une fois dehors, l’angoisse : que faut-il faire ?... Visiter. Les palais, les musées… Profiter ? Des commerces, des restos… au milieu de tout ce monde… Je me sens crevé. C’est trop, trop d’un coup, je retourne à l’hôtel, ma chambre, mon lit. C’est le silence que je paie en vérité… Oh, le silence… les muezzins-hurleurs, les mouettes-jacteuses, les autos-trompetteuses, et les tourniquets du tramway qui enchaînent les « ding-dong »… Dans ces conditions, dormir me fatigue. Je me relève. En règle générale, à l’arrêt, qu’est-ce qu’ont fait ?... On lit, on écrit. Lire, la bonne idée, seulement je n’ai pas de bouquin. Ecrire, j’approuve aussi, j’ai tout plein de billets à publier. Un café Internet, je dois trouver un café Internet ! Et m’y installer, cinq, six heures de rang, et taper, taper, sélectionner des photos. C’est long. J’y coule mon après-midi. Je ressors du café le cerveau anesthésié. A l’hôtel ! Au lit !... Mais je n’ai rien à manger. Alors passer avant à la supérette, qui n’est pas tout près. Mon lit, je le vois qui s’éloigne, tant pis, je m'allongerai plus tard. De toutes façons, je n’aurais pas pu me reposer, voila les haut-parleurs des mosquées qui s’étranglent de nouveau.

L’arrêt a du bon, de toute évidence. Suffit de savoir l’apprécier.
Bouquinistes d’Istanbul. Des milliers de livres comme autant d’oiseaux ivres planant au-dessus des eaux de Bosphore. Je n’ai pas lu une ligne depuis mon départ, alors ma joie est belle lorsque je mets la main sur Dostoievski – collection Poche, sept cents pages, de quoi me nourrir un temps. " Les possédés " .
- Tu l’as fait exprès.
- Exprès de quoi ?
- De choisir ce bouquin, avec ce titre : « Les Possédés »... C’est nous ?
- Nous, les possédés ? Je veux bien, mais possédés par qui, par quoi ?
- Par notre aventure.
- Par la Terre ? Par le monde?
- Par les hommes.
- Possédés par notre nature même alors. Par le vivant qui nous habite. Oui, dans ce sens-là, je le pense, possédés, nous sommes.

Quitter İstanbul à moitié reposé.
Les trépidations d’une mégapole de plus de quinze millions d’habitants ne favorise pas la paix intérieure à laquelle on peut aspirer après avoir marché mille cinq cents kilomètres et passé trois mois sur les routes. Il nous faut cependant repartir : nos jambes s’agitent d’elles-mêmes. Direction Ankara. Changement de cap. Ce ne sont plus les rives de la Mer Noire qui nous attendent mais les fruits et légumes d’une ferme biologique où nous allons résider tout le mois de novembre et aider à divers travaux.