La langue et le miel

La langue et le miel

Jérôme Bergami, 21 Iun, 2015

Est-ce Baudelaire ? Est-ce Mozart ? Est-ce Jérôme Bosch ? Laquelle de ces trois figures tutélaires a accordé à cet homme le plein épanouissement de soi ? Probablement les trois ensemble, l’art conjugué de ces trois virtuoses, le poète, le musicien et le peintre. « Comme chaque homme réalisé ! » ont été les paroles prononcées par Dato au moment de prendre place dans le 4x4 de son ami Guivi qui venait de lui lancer un chaleureux : « Rogor arar ? » - comment ça va ? Et puis il nous a tendu son livre en présent, son grand œuvre, sa traduction des Fleurs du mal, « poèmes condamnés compris », a-t-il eu à cœur de préciser.

Avant le « soleil » de Mozart, avant la « magie » de Bosch,
c’est à Baudelaire qu’il faut en venir. Car lui, Dato, voici vingt-cinq ans, a été appelé, convoqué. « Le doigt de la Providence, dit-il, lui a désigné Le livre. Trois ans de travail menés avec la discipline d’un ascète dans l’isolement d’une maison juchée sur les hauteurs boisées de l’immémoriale vallée de Pschavi. Trois ans durant lesquels, chaque jour, l’homme se plonge dans les ténèbres envoûtantes du poète maudit, à la recherche de ce qu’il nomme « le méta-langage », ce langage existant par-delà les autres langues ; ce langage transcendant qui devra naître de la correspondance intime entre l’inspiration du traducteur et l’art spirituel du poète.

Dato
raconte jusqu’où cette épopée baudelairienne l’a conduit : « Sur une île du Pacifique. Au large de Vladivostok. J’avais emporté avec moi mon ultime poème à traduire, celui que Baudelaire a écrit en latin, « Franciscae meae laudes ». Le capitaine du bateau m’a déposé sur la plage, près d’une longue pierre plate où jadis, m’a-t-il confié, les pirates réalisaient des sacrifices. Eh bien, c’est ici que j’ai traduit le poème, seul, encerclé par les eaux, assis sur une pierre à sacrifices ! »
Ce dernier mot revient plusieurs fois dans sa bouche. Se trouver, trouver son vrai soi, ce à quoi l’on est destiné véritablement, trouver et n’en plus dévier, demande une part de sacrifices. N’en plus dévier : autrement dit ne pas accepter de compromis. Être soi et s’accomplir dans sa voie intégralement. Suite à des études de mathématiques pour lesquelles il confesse n’avoir jamais eu aucun goût – mais dont la vertu non négligeable ont été de lui avoir épargné les deux ans de service obligatoire dans l’armée soviétique -, Dato s’est retiré, cinq ans, dans un village « ancestral ». Une longue retraite pour se bâtir, pour qu’émerge à la fin sa « colonne vertébrale ». « J’ai trouvé là mon axe de vie ; le tronc sur lequel je savais désormais quelles branches laisser pousser. Il y en aurait deux, essentielles et suffisantes : la traduction et l’apiculture. Je n’en désire pas d’autres. »
La langue et le miel.
« Les minutes, mortels folâtres, sont des gangues / Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or »* De l’or coule le long des deux branches attachées à Dato.   Maintenant nos chemins se séparent. Nous venons d’honorer le pain, le vin et le fromage que nous ont offert les deux frères du hameau de Mougo. Dato a levé son verre une dernière fois : « Aux magiques rencontres de la vie. Aux valeurs que nous partageons… Ces valeurs sont universelles, et si elles le sont c’est parce qu’elles naissent de nos racines. » Autour de nous éclate la force splendide, le rayonnement souverain de la nature.

La vallée respire et son souffle nous traverse.
La silhouette légère s’éloigne par l’étroit sentier. Le traducteur se retire.
Baudelaire s’en va retrouver ses abeilles.


*Poème de Baudelaire, L'horloge