Chirurgien en colère

Chirurgien en colère

Jérôme Bergami, 19 août, 2014

La Crise – toujours elle mais, je le répète, vous ne pouvez y échapper dans un pays en faillite, sous perfusion de l'Union européenne et du FMI, quand bien même vous avanceriez les mains plaquées sur vos yeux et vos oreilles -, la Crise a stoppé l'élan du Bâtiment et depuis, ce dernier s'ensommeille.
Promoteurs et propriétaires tirent la langue, ils n'achèvent plus rien, ni constructions ni transactions. Conséquence : pas un bourg qui ne présente son lot d'habitats fantômes. Il manque toujours quelque chose, ici les murs, là la toiture. On a parfois eu le temps de tirer l'électricité ou de poser les grilles des balcons, mais pour la plupart c'était déjà trop tard, le porte-monnaie avait été siphonné.
Immeubles cul-de-jatte.
Maisons manchotes.
En Grèce, le Bâtiment est un chirurgien féroce: il opère à ciel ouvert.Confrères squatteurs, quittez vos planques berlinoises, zurichoises, parisiennes, madrilènes !... C'est ici que votre survie est assurée.
En tout cas, pour cette nuit passée à Exochi, la nôtre l'a bien été. Le marchand de gyvros (le kebab façon grecque) nous a dit : « C'est plus sûr que la cour de l'école, qui est peut-être fermée. Je vais vous emmener, j'habite à côté. » Et cinq minutes plus tard, de pièces vides en espaces vacants, nous passions d'une structure l'autre, pesant avec le sérieux de futurs propriétaires les avantages et les inconvénients des unes et des autres – « Dans celle-ci les chambres sont trop petites... Celle-là est trop poussiéreuse... » On a finalement jeté notre dévolu sur l'une d'elles proposant, au premier étage, une unique pièce, bien aérée et dotée d'un grand balcon en partie ombragé par le feuillage d'un arbre. Pas un moustique, pas une fourmi, pas de mouche non plus. Abstraction faite des aboiements des fauves au cœur de la nuit : un petit paradis.
J'ai rêvé. De la Crise, j'ai rêvé. Elle avait corps de brouette et face de truelle, et partout où elle passait l'herbe ne repoussait pas, non, pas un brin mais, comme ici à Exochi, des pans de murs bruts, des escaliers nus ne menant nulle part, des superpositions de dalles de béton, des hérissements incongrus de tiges en métal. Partout derrière elle, la Crise accordait au marcheur son logis.