Remercier l'île merveilleuse

Remercier l'île merveilleuse

Jérôme Bergami, 22 juill, 2015

Soudain le doute.
La page blanche qui effraie. Que dire de plus ? A quel propos ? Pour quel lecteur ? Quel est celui qui voudra m’accompagner ?
Perdu, je regarde au loin quand soudain, j'aperçois un poème se rapprocher. Je l'entends.
« Garde sans cesse Ithaque à ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage ; mieux vaut qu’il dure de longues années et que tu abordes dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse. Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner. »*

Est-ce aux jours de ma vieillesse
que j’aborderai ma destination lointaine ? Et combien riche m’en trouverai-je comblé ? Chaque pas marque la seconde. La vie ne peut pas être plus présente que dans cette unité-là.
Chemin de sueur et de poussière, chemin peuplé de mes rêves, grêlé de mes cris, mouillé de mes larmes, chemin auquel, plus qu’à Dieu dont j’ignore aujourd’hui le coeur, je m’accroche et m’écorche ;
chemin dont je bois le sang, voilà que je trouve enfin ta chair : l’instant et le mouvement. Unité par milliers répétée et qui comme autant de pointillés trace la ligne.
Marcheur, homme de volonté, homme d’espérance, je suis autant la ligne que l’équilibriste qui la continue. Mais comme tel, capable également de ce méchant miracle : d’une seule pensée, tous deux, je nous efface, et ne laisse que vide après nous.

Mais Yeghenadzor n’est pas mon Ithaque,
et tout aussi funeste iatromante que je puisse être, je veux attendre. Je n’appauvrirai mon voyage d’aucune de ses précieuses pierres qui le parsèment. Je souhaite, dans sa durée pleine, laisser s’étendre sa beauté.
Je me souhaite qu’il soit bon pour un jour remercier l’île merveilleuse, sur laquelle je me coucherai, de m’avoir mis en route.  

Partez.
Tous, partez.
Quittez le foyer.
Abandonnez sans regret la rive par trop connue.
Prenez la terre ! Partez ! Tant de semblables guettent votre conquête ;
et tant en vous brûle d’être, d’être en conscience projeté dans l’univers. Ithaque, géographie imaginaire ou bien lacs, rivières, cités, peuplades, montagnes, déserts de mon enfance. Ithaque à  atteindre, Ithaque en chacun.
Je vous conjure de croire, mes hommes, mes frères, qu’il n’est rien de plus essentiel que ce que vous découvrirez sur la ligne de sueur et de poussière.
Que la joie vous remplisse.
Que le chagrin vous grandisse.
Que la confiance vous habille.
Et qu’à la fin, en toute chose donnée et reçue, la paix brille.

 


*Poème de Constantin Cavafy