Saut d'obstacles

Saut d'obstacles

Jérôme Bergami, 12 oct, 2014

Ils en viennent enfin à les évoquer ,
les Turcs, les problèmes qui traversent leur société. Ils se lâchent, ça sort soudain, aidés en cela par l’actualité brûlante, et souvent avec ce manque de nuance inhérent à la difficulté de communiquer entre deux personnes de langues étrangères. Cette difficulté fait que le locuteur, ici l’autochtone, resserre, schématise son propos à outrance, et que le récepteur, moi en l’occurrence, de la tête opine, interroge du regard, s’inquiète, s’émeut, de toute l’élasticité propre à la figure humaine s’exprime, mais à grands traits aussi. Et au cours de ces échanges, si l’occasion paraît, un anglais hésitant n’y change pas grand-chose.
Bref, y a-t-il intérêt à délivrer bruts, grossièrement taillés un sentiment, une idée ou une information qui assurément mériteraient d’être affinés pour être saisis dans leur entier ? Le risque est toujours de caricaturer, à tel point que parfois l’on transmet l’inverse de ce que l’on souhaitait exprimer. En même temps, s’évertuer à communiquer, à maintenir la communication en dépit de la barrière des langues est une prise de risque que j’estime bien honorable.
Mais je reviens à mon sujet : des Turcs prennent la parole, hors loukoum et café national. La situation tragique à Kobané est au cœur des préoccupations du moment.
« La Turquie, grand pays, me dit l’un. Ici, chrétiens, musulmans, Tcherkesses, Géorgiens : kardeş (frères)!… Turcs et Arméniens, kardeş !… Juifs, kardeş !... Mais Kurdes, no kardeş… Kurdes et Israël, no kardeş. » Pour cet homme, Recep Erdoğan a bien raison de ne pas intervenir à Kobané aux côtés des milices kurdes affiliées au P.K.K., groupe armé combattu à l’intérieur du territoire turc depuis des décennies.
« Les Turcs en ont marre d’être pris pour des Arabes par les européens, me lance un autre. Nous ne sommes pas des Arabes. Les européens ne savent pas ça ? Nous, nous n’aimons pas les Arabes. Les Arabes sont sales, ils font la guerre, ils tuent. On ne les considère pas comme de bons musulmans. »
Un pompiste s’énerve : « Ce sont les journaux, les caméras de télévisions qui disent : Turcs-Arméniens, ils ne s’aiment pas. C’est faux ! Turcs et Arméniens, aujourd’hui, c’est main dans la main. Journaux et caméras, ils montrent aussi Erdoğan qui dit : «  Etat Islamique, Etat terroriste » mais par derrière, entre Erdoğan et Etat Islamique, il y a commerce et pétrole… Vous allez jusqu’à Ankara ? N’allez pas plus bas, n’allez pas à Dyarbakir… (hier des émeutes ont éclaté entre forces armées et manifestants faisant une trentaine de morts) Là-bas, les Kurdes, ils volent, ils frappent… Eux aussi par derrière commercent avec l’Etat Islamique… Après Ankara, remontez, Karadeniz (la Mer Noire)… »