Pschiiittt...

Pschiiittt...

Jérôme Bergami, Jun 09, 2015

Quand le corps rend ce son : « pschiiittt… »,
il apparaît sage de l’entendre, de lui porter quelque considération plutôt que de feindre la surdité. « Pschiiittt » et le sourd court au naufrage. Car ce son, qui rappelle de près celui du matelas pneumatique qui se dégonfle, ou encore celui du soda qui à l’ouverture rend ses derniers gaz, ce son dit une souffrance, que se partagent fatigue et lassitude. C’est le son du corps aux abois… Pschiiittt… mais avec cette discrétion qu’on lui connaît, cette réserve polie, presque de la gêne ; comme un pet qui s’échapperait du fion d’une nonne. C’en serait pudique et délicat ; mais à sa manière c’en serait dit : que le cuisto du couvent raye les fayots du menu de la semaine, la sœur a des ballons. (Parce qu’essayer, vous, de vous offrir à mâtines une lecture du Cantique des Cantiques ponctuée de staccatos rageurs. On verra bien si vous gardez tête haute face au Seigneur !).
… Pschiiittt… la faute au mois écoulé, plein pétri de variations, de contradictions climatiques. Le corps a dû lutter, puiser dans ses ressources qui sont, comme celles de la Terre, limitées. C’est aussi pourquoi la bourgade de Tercan a vu hier au soir tomber d’un camion deux espèces de dindons claudiquant. Ceux-là, faute d’avoir su sortir à temps du corridor montagneux, mais ne pouvant également plus ignorer l’orage de « pschiiittt » qui grondait, ont levé le pouce au bord de la chaussée. Suite aux deux nuits de repos qu’ils ont décidé de s’octroyer à l’hôtel Kervansaray, leur punition sera de repartir du point précis où ils ont abdiqué.

Maintenant ils sont couchés l’un et l’autre
chacun dans un petit lit, sous une couverture élimée. Ruminant tous deux et comptant les mouches au plafond. On les dirait malades. Dehors l’azur brille d’un beau soleil tiède. « On est comme deux étrangers », assène-t-elle. La marche met en lumière, exacerbe ou révèle des traits de caractère. Elle parle beaucoup, c’est un besoin, beaucoup et de tout, pour, dit-elle, « remplir la peur du vide, du silence intérieur ». Lui, marchant, tend à se ramasser en lui-même. Jamais de musique sur les oreilles, peu de paroles, de psychologie, mais des réflexions terre à terre –  "le vent souffle… il fait froid… j’ai faim… salaud de camion !"
Comme la gomme des souliers, le couple s’effrite, et comme pour les pieds, la communication se durcit - la communication fait de la corne, pourrait-on dire. Pour elle, le plus pernicieux, ce qui la grignote mentalement, c’est la fatigue physique, l’usure qui s’installent et qui l’empêche au bout d’un moment de gérer bien les émotions que suscitent les rencontres et les changements incessants. Avec cette fatigue qui s’accumule, le raisonnement clair perd ses repères et prend le dessus le foisonnement anarchique des questionnements. Lui a le goût de l’effort, il ne pourrait marcher que pour cela, pour l’effort, la difficulté. Le défi physique le porte et lorsqu’il sent que sa faiblesse à elle, constellée d’une pléiade d’angoisses, le gagne, l’aspire et le contraint à mettre son énergie ailleurs que dans la marche et l’objectif quotidien à atteindre, alors il s’énerve, s’emporte et, sciemment, culpabilise celle qu’il considère responsable de cette perte d’engagement et de temps.
Mais là, ça suffit. Terminé l’embourbement dans la psychologie vaine. C’est tout à l’heure, sous la douche, qu’il se l’est dit, qu’il l’a compris : on reprend les choses en main, fermement. Des épisodes de ce genre, on en a vus d’autres. Surtout ne pas se laisser entraîner dans le tourbillon, autrement quoi, c’est la fin ? Le glas de l’aventure qui sonne, et pour quelle raison au juste ? Si le couple baisse les bras maintenant, il en éprouvera tellement d’amertume que dix vies n’y suffiront pas pour la digérer. Non, décide-t-il, et du pommeau de douche, vivement, il balaie les invisibles flottements. Revenons aux essentiels : dormir, manger, marcher. Le couple va se retrouver sur le chemin à partir de ces trois fondamentaux. Il lui a dit, d’une voix qui ne souffrait aucune opposition. Et son autorité l’a rassurée.