La recette du loukoum

La recette du loukoum

Jérôme Bergami, Sep 23, 2014

Depuis huit jours que nous discutons avec des Turcs, pas une seule fois le mot « crise » n’a été prononcé, ni l’idée d’un creux dans l’économie évoquée. La Mégère qui paralyse l’Union européenne n’aurait-elle par ici pas eu le droit de cité? La Crise en Turquie : persona non grata. Les grecs disaient : « retour au drachme » et les « r » roulaient dans leur bouche avec l’accent d’un sanglot. En Turquie, la monnaie nationale, la lira, semble satisfaire aux exigences de la population. Mais si l’euro plombe les économies de nombreux pays, il anime a contrario le voyageur d’un allant confiant : un euro fort, c’est à l’étranger un porte-monnaie ferme. A domicile, dommage, c’est le bas de laine qui fond.

Une journée qui s’achève. Hier la station essence Opet accueillait notre campement. Je dominais : une large vallée toute peinte aux couleurs de l’automne, avec un dessin général en damier mariant terres cultivées et surfaces boisées ; un lac étale, une poignée de villages aux foyers resserrés autour de la mosquée; à l’horizon, la ligne argentée de la mer de Marmara.Les champs prennaient la teinte de doux pelages, des teintes qui ont passé les brûlures de l’été. Aussi les verts, les bruns, les marron, les ocres, les orange avaientt-ils tous des tendresses de convalescent.
Ô saison, ô mélancolie qui monte! Un voile de brume est sorti du couchant, le ciel s'est désuni en longs rubans, parme, bleutés. 
Ce soir, un coin nous est réservé dans un café populaire en banlieue de Tekirdağ. La Terre en Marche s’adapte aux circonstances, aux conditions. En trois mois de temps, quel gîte n’a-t-elle pas encore goûté: une chambre froide, un caveau, une souche d’arbre, une grotte, une épave de bateau? … L’estomac d’un cachalot, le cratère d’un volcan, le réacteur d’une centrale, le coffre-fort d’une banque,etc ?
Gîter en tout lieu devient un jeu.

Aux infos nationales, un reportage dans l’est du pays : fusillades entre forces de l’ordre et membres armés du P.K.K. (Parti des Travailleurs du Kurdistan). « P.K.K., terroristes! » s’indignent en chœur les trois bonshommes assis autour de moi. L’autre jour, à Malkara, j’énumère au cafetier les différents pays qui jalonnent notre itinéraire : « Italia, Arnavutluk (Albanie), Yunanistan (Grèce), Turkia, Gürcistan (Géorgie)… » Je prononce certainement le dernier de travers, Nazim me reprend instantanément : « Il n’y a pas de Kurdistan en Turquie. » Il est dans le pays des sujets à contourner. Pour la tranquillité de votre séjour, tenez-vous en a un dialogue sympathique autour de la recette du loukoum ou de la préparation du café turc. Le massacre des Arméniens ou le problème kurde n’intéressent que vous.