A l'heure du thé

A l'heure du thé

Jérôme Bergami, Sep 19, 2014

Happées par le pays. Energies happées, absorbées dans le temps nécessaire à l’adaptation. Energies consommées dans le rituel du thé à écouler au café de chaque village – non pas dilapidées, car nous nous investissons avec appétit, mais irriguées dans chacun des groupes d’hommes qui se forment autour de nous : il nous faut expliquer, raconter, montrer – les cartes, les bourses, la terre…
Enfin, tout ça pour dire : Seigneur, accordez-nous un moment de solitude!
Celui-ci est à chiper au bord des routes, après le casse-croûte, lorsque le temps se montre clément. Sinon, de village en village, vous ne pouvez que faire corps avec la population dont vous êtes l’hôte. L’initiative ne vous appartient plus. Les hôtes du village turc se laissent mener, guider. « Pouvez-vous nous loger pour la nuit? »
- Bien sûr, mais il est encore trop tôt pour la nuit, asseyez-vous donc et attendons ensemble la venue du maire.
On ne compte pas ici en heure mais en verres de thé. Une heure équivaut à environ cinq verres de thés. Défi pour la patience et sport pour la vessie!Chaque village nous réserve sa surprise: où va-t-on être hébergés? Comme nous sommes un couple, il y a peu de chance pour que ce soit dans une maison abritant une présence féminine. Il semble que cela ne se fasse pas de recevoir un hôte de sexe masculin dans un foyer occupée par une femme. Nous faisons donc la joie des célibataires – chez Hassan à Ibriktepe, chez Sefer à Şahin – mais aussi des locaux des écoles désaffectées, faute de gamins, comme à Aliç.

Nous parlerons de la Turquie sans en parler. Car jamais sujet n’est mieux approche qu’en feignant de ne pas y toucher. La Turquie est un vaste monde, qui n’est pas sans procurer à celui qui le pénètre un sentiment de vertige. Les jambes s’amollissent face à la géographie du pays et l’esprit, à l’idée qu’il se fait de cette culture qui lui est donnée d’aborder,  a soudain du mal a respirer correctement. Relief, langue, us et coutumes d’une si vielle civilisation sont a appréhender « yavaş, yavaş » - peu a peu -, sans précipitation ni brusquerie. Celui qui se jette dans la mer sans avoir pris la peine d’apprendre a nager se noie. De même, celui qui se jette en Turquie sans prendre le temps d’y tâtonner se perd.
En Albanie ou en Grèce, la traversée d’un village ne nécessitait pas de s’y arrêter automatiquement. Un salut amical de la main et nous passions notre chemin. Ici, l’exercice s’annonce plus délicat. Le salut ou la parole de politesse sont toujours de rigueur mais aussitôt un homme s’avance qui vous propose le thé. Lui refuser et c’est pour lui, j’en ai le sentiment, un déshonneur que vous lui infligez, public de surcroît. Mais peut-on toujours faire en fonction de l’honneur des autres, ou de l’endroit où les autres placent leur honneur? Parce que nous, à ce rythme-là, on n’est pas près de les voir, les rivages de la Mer Noire.

La Turquie demande a l’homme de s’affirmer. Le mi-figue, mi-raisin, l’attitude soupe au lait, pas bon! L’homme à un rang, une place à tenir. Point d’affirmation de votre part? Vous serez digéré par la mêlée. Considérez que les rencontres et les situations qui vous chahutent précisément faites pour vous fortifier.« Jérôme, tu es mou! Tu es lâche!” Elle ne mâche pas ses mots, ma Sabina. C’est que le soir, à Aliç, je n’ai pas exprimé assez fermement notre état de fatigue à Odgan qui nous a invités à prendre un verre dans un café. Nous n’avions qu’une envie, après cette journée de flotte, c’était de rester peinards dans notre local, sur nos matelas, et moi, par éducation polie et manque de mâle affirmation (qui souvent sont liés), j’ai faibli : « Bon d’accord, mais alors juste un verre ».
C’est que le lendemain soir, à Şahin, j’ai laisse Sabina servir et desservir le repas sous les directives sèches du propriétaire des lieux, sans lui donner le moindre coup de main. Tout à mon aise en le sofa de ce neuf pavillon, je me suis vite glissé dans la position de l’homme turc a la maison, sans dire clairement ceci a Sefer : « En France, l’homme aide la femme dans l’exercice des tâches domestiques. Laisse-moi prendre l’éponge sinon je vais me faire engueuler. » L’équilibre n’est pas évident à trouver, entre un pays qui me demande d’être un homme à sa façon, et ma femme qui attend que j’en sois un à la nôtre. Pour Sabina, j’admets que cet équilibre se révèle tout aussi incertain : vous êtes une femme et vous débarquez dans un caboulot occupé par une trentaine de bonshommes : quelle attitude adoptée dans une société masculine comme celle-là? Comment se bien comporter sans s’éteindre sous le regard des hommes mais non plus sans offusquer? « Etre naturelle et savoir garder une certaine distance pour être respectée », telle est pour l’heure la voie de Sabina.

Les TournesolsDes légions de pénitentes,rabougries, décharnées, la face noire penchée vers le sol. Comme brûlées par la peine et figées dans l’abandon.« Le temps passe, hélas, le temps passe », écrivait Ronsard. Car leurs faces ont flamboyé à la sève du Grand Soleil ; au feu des rayons d’or chacun de leurs pétales s’est trempé. Et si elles se courbaient alors, c’était pour n’adorer que la lumière.Le temps passe, hélas, le temps passe…Elles ont été de grandes dames. Or, voyez maintenant ce qu’il en reste. Il est bien temps de les faucher.Fauchez dés aujourd’hui les tournesols de la vie.