Paroles au vol

Paroles au vol

Jérôme Bergami, 01 oct, 2014

« Je suis Syrien, nous dit l’homme au volant de sa camionnette.
Je dois vous dire que nous sommes victimes d’une déformation dramatique des principes de l’Islam. Les musulmans souffrent de cette situation. Ces barbares qui tuent, qui décapitent au nom de l’Islam ont trompé l’Islam. Vous auriez connu Damas, comment les gens vivaient ensemble! Il y avait des sunnites, des chiites, des orthodoxes, des catholiques, et même les réfugiés palestiniens venaient vivre a côté des Juifs… Je suis heureux d’avoir pu parler cinq minutes avec vous. Que Dieu vous garde! Qu’il vous envoie ses anges pour vous protéger. Nous avons besoin de votre message. »

« Je suis Kurde, me dit le restaurateur.
Je viens de Dyarbakir. Lui aussi (il me désigne son collègue, qui garde le parking). » Avec son doigt, il trace une ligne sur la carte : « Le Kurdistan, c’est ça », m’assure-t-il. Autrement dit pas moins d’un bon tiers du pays. « Les musulmans… », grince-t-il dans une grimace. Son collègue intervient et d’un geste de la main balaie lui aussi les musulmans. « Tu es Français ? me demande-t-il. La France bonne, merci la France! Bonne pour les Kurdes. »
« Nous P.K.K. », reprend le restaurateur. L’acronyme ne m’est pas inconnu, le Kurde me donne une tape amicale sur l’épaule. Hésitant à m’engager plus avant dans la conversation, j’ajoute mollement, mais tout de même d’un air entendu : « Problèmes Turcs-P.K.K. »
Cette brève rencontre s’achève dans les cuisines du restaurant chic jouxte la station essence. Le Kurde avise une corbeille, se saisit de quelques fruit qu’il épluche et découpe d’une main experte, concocte avec une salade qu’il emballe et plonge dans un sac, avec une autre salade de légumes et quatre grandes galettes fourrées à la viande.Petit. Kdo du Kurdistan.
Dehors, le pompiste m’interpelle. « Eux, Kurdes, me dit-il visiblement agacé. Eux, P.K.K.… Dikkat (attention) !– il pointe une plaque d’immatriculation commençant par le numéro 21 – Dikkat, Kurde… (il fait le geste bien expressif du couteau sous la gorge). »

Il y a de par le monde
toute une série de peuples comme ça, des peuples à l’image phagocytée par les mouvements armés qui combattent (ou prétendent combattre) pour la défense de leur identité et de leur territoire, au point qu’il s’avère quasiment impossible lorsqu’on les rencontre, de ne pas avoir à prononcer une seule fois au cours de la discussion l’acronyme qui leur est accolé. Eux-mêmes se retrouvent paradoxalement prisonniers des luttes menées en leur nom, qu’ils les encouragent ou non par ailleurs – Basque-E.T.A., Irlandais-İ.R.A., Corse-F.L.N.C., Colombiens-F.A.R.C., Kurde-P.K.K., etc.
La prochaine fois, j’aimerais croiser le chemin d’un Kurde et que celui-ci me parle des gros lapins blancs qu’il a vus gambader au-dessus des nuages.

" Je suis Turc mais mon pays, c’est l’Allemagne.
J’ai vécu cinquante ans en Allemagne, j’ai travaillé chez Schneider… La culture turque est en-dessous. Culture allemande, française, anglaise, espagnole, oui, mais culture turque en-dessous. En Turquie, il y a 53% d’analphabètes. En France, en Allemagne, il n’y en a pas…et même en Roumanie… J’ai vécu à l’allemande : des fruits, des légumes, du sport. Pas de cigarettes, très peu d’alcool. J’ai quatre-vingt huit ans (on lui en donne soixante-dix!). Vous connaissez l’expression : « Une pomme par jour fait fuir le docteur » ?
L’homme se tient droit dans son polo bleu marine. J’observe ses yeux clairs, les traits de son visage qui manquent cruellement d’expressivité. Même ses cheveux jaunasses, qu’il n’a de cesse de replacer d’un geste furtif, semblent figés sur sa tête. L’intérieur de sa maison est à son image : raide, immobile. Mais vraie que bâtie il y a cinquante ans, on lui en donne aussi vingt de moins.

« Je suis un Belge tronqué,
se présente l’homme dans le hall de l’hôtel. C'est à dire que je suis Turc mais je vis à Liège. Je suis boucher. Ce que vous entreprenez est admirable, vraiment quel courage ! S’il y avait plus de gens comme vous, le monde se porterait bien mieux. C’est votre foi qui vous porte ?... Un sentiment profond pour l’humanité… d’accord. »
Sabina annonce qu’elle est Roumaine. « Ah, des Roumains, il y en a des bons et des moins bons ! s’exclame notre homme. En Belgique, qu’est-ce qu’ils font ? Ils viennent avec leur ferraille… Je ne comprends pas pourquoi l’Europe a accepté d’intégrer la Roumanie et la Bulgarie. C’est incroyable. La Turquie, ça fait cinquante ans qu’elle attend et pourtant son niveau économique est bien plus élevé. Il y a là-dedans des questions politiques… politiques et religieuses… Moi, je suis ici pour me marier. Le douze octobre. Ma future femme est Azérie, mais Azérie côté Turquie. De toute façon les Azéris sont des Turcs. Nous parlons la même langue. Vous qui allez en Chine, vous savez pourquoi les Chinois ont construit à l’époque la grande muraille? Pour se protéger de l’invasion des Turcs. Nous venons de là-bas. Il y a des millions de Turcs en Chine, les Ouigours, exactement. En fait, toute l’Asie centrale est turque. »

« Oh, Roumaine! sourit Hussein à Sabina.
Il y a beaucoup de Roumaines en Turquie. Elles travaillent bien… » Il sait de quoi il parle, le taulier, il a dirigé voilà quelques années une fabrique de savon quelque part en Transylvanie, région où vivent encore ses deux frères. Quand un commerçant du pays vous dit ça – « Elles travaillent bien, les Roumaines », on s’en est aperçu, traduisez par : les Roumaines travaillent pour trois fois rien, corvéables à merci. Hussein agite quatre de ses doigts : eh oui, une Roumaine abat le travail de quatre personnes ! D’ailleurs il ne perd pas le nord, l’ex-savonneux : si Sabina pouvait lui dégoter deux de ses compatriotes pour venir besogner dans son restaurant, ça ferait bien son affaire.