Brouter, c'est du passé

Brouter, c'est du passé

Jérôme Bergami, 26 sept, 2014

Sur le chemin des abattoirs, tralalalala…
Sur le chemin des abattoirs, lalala, tralalala…
Que l’on chantonne dans tous le pays. Ovins et bovins s’en vont par la grand-route, la grande saignée va commencer. Tous les musulmans s’apprêtent a célébrer le Kurban Bajram, la fête du Grand sacrifice, qui marque la fin du Hadj – le pèlerinage à la Mecque – et rappelle la soumission d’Abraham à son Dieu, lorsque celui-ci lui demande d’égorger son fils unique, Ismaël, et qu’au dernier moment Il envoie l’archange Gabriel substituer au fils un mouton.
Les bestiaux nous dépassent, entassés docilement, et croyez-moi ça ne bêle ni ne beugle à l’arrière des camionnettes. Faut dire qu’aller se faire ouvrir la gorge en deux n’incite guère au badinage. Encapuchonnés comme des nonnes sous les bâches en plastiques, la tête posée sur le rebord des remorques, ils nous regardent d’un œil résigné, l’air de dire : « Ben ouais, vieux, c’est notre tour d’y passer… »

Il n’y a pas que chez nos amis vaches et moutons
pour qui septembre sonne le glas. Chez les papillons, il semble aussi que le mois soit morte saison. L’asphalte en est tout moucheté de leurs dentelles jaune et vert pomme, de leurs transparences nuptiales. Il n’est pas rare qu’à leurs cotés gise l’une de ces petites libellules au corps rouge vif qui, depuis l’Albanie, nous accompagnent dans notre marche. Ces éclats de couleurs comme pétales semés sous nos pieds ont la vertu de rompre la monotonie du gris, son déroulement insipide. Mieux : il s’oppose a son emprise sur le paysage et sur l’esprit.
Venir mourir à même la route est métaphoriquement un acte de rébellion majeure car la symbolique est puissante que d’apporter la couleur dans un univers qui s’en détourne.

Et puis, façon d’être plus prosaïque,
papillons et libellules, ça nous change bien de ces grosses charognes qui puent dans les fosses – les chiens, toujours eux! Le service « Ramassage des chiens morts » n’existe pas en Turquie. On laisse fumer la viande au soleil, pourrir sous la pluie. Et vu la foule qui s’invite dessus, n'attendez pas de la galaxie gloutonne des insectes nécrophages pour venir s’en plaindre.