Ni larme ni bruit - tribulations en montagne

Ni larme ni bruit - tribulations en montagne

Jérôme Bergami, 26 juill, 2014

Guerre en Syrie
Guerre en Libye
Guerre au Mali
Guerre au Niger
Guerre au Soudan
Guerre en Iraq
Guerre en Palestine
Guerre en Afghanistan
Guerre en Ukraine

Guerre aux hommes

Guerre à la Terre

Les massacres se succèdent sur Internet. Mais pour faire trembler la toile, il en faudrait plus encore. Les doigts gras du petit-déjeuner, il est jouissif de cliquer sur l'information quand cette dernière est sans pouvoir sur les modulations de son transit.Conflits religieux, ethniques, économiques, territoriaux, on dit pourtant que les hommes ont faim de paix - oubliant d'ajouter qu'ils ont aussi soif de sang. L'orgueil de l'homme, son instinct de domination, c'est contre ces tempes-la que le sang bat le plus fort.
Engager des actions de conciliations, d'ententes, de respects, lâchons ce mot: de paix, n'en est que plus valeureux.Tous les jours, nous expliquons notre projet, notre message aux Albanais que nous rencontrons, et bien souvent, nous recevons de leur part des encouragements, une main portée sur le cœur, un pouce levé en signe d’acquiescement. Je dis bien souvent, car parfois c’est l’incompréhension qui prime, ou l’incrédulité.

La Terre, en voilà une qui saigne en silence. Pas de larme, pas de bruit. Du massacre comme certains affairistes et promoteurs « du développement et de la modernité » en voudraient plus souvent. Pas un bruit, pas une larme. Et pourtant, question tortures, on n'est pas dans l'amuse-bouche : c’est de la tonte, du forage, de la découpe, de l’évidement, de l’empoisonnement, etc.
Le chemin que nous empruntons nous en offre un bel aperçu : entre Gramsh et Moglicë, ce ne sont pas moins de trois barrages hydroélectriques qu’une entreprise norvégienne s’évertue à construire. Les engins pompent sans relâche la terre et l’eau des deux rivières qui se croisent là : la Shkumbin et la Dëvoll.
Ce qui n’arrange pas nos affaires, c’est que la route est en chantier sur plus de soixante kilomètres. Les gars du coin nous disent qu’à pied on peut passer, pas de problème ; dans la confusion des langues, on essaye de nous parler de cordages, d’alpinistes italiens, albanais, vivants ou morts. Nous, on avance.

A Gramsh, nous plantons notre tente dans l’enceinte d’un lavage-auto ; à Koklë, une famille nous invite à nous installer dans son jardin. Le lendemain, nous atteignons un village nommé Batilë. Là, un ingénieur casqué vient à notre rencontre: « La route est bloquée un peu plus loin, nous annonce-t-il. Vous ne pouvez pas passer, il vous faut rebrousser chemin ». Deux jours d’intense crapahutage à reprendre en sens inverse ! Nous sommes incapables de nous résigner à cette idée et bientôt notre détermination fait plier l’ingénieur qui consent à nous laisser passer  – « Soyez prudents. Demandez aux ouvriers si les alpinistes peuvent interrompre leur travail cinq minutes pour vous laissez continuer. » C’est chose faite, un garde-barrière communique avec les alpinistes dans son talkie-walkie. Nous obtenons le feu-vert.
Autour de nous la montagne se resserre,, hostile, la route parsemée d’éboulis se fait plus étroite. Cent mètres de parois abruptes plongent dans la rivière. De temps en temps, un bouquet de fleurs près d’une pierre funéraire. De quoi sont morts ces gens, nous l’ignorons. Sur celle plantée aux abords de l’amas rocheux qui obstrue complètement la route, il est écrit que le jeune homme avait quinze ans. Une corde nouée autour d’une racine d’arbre indique que celui qui veut jouer peut essayer. Je me défais de mon sac et grimpe jeter un œil en haut du monticule: un sillon d’une vingtaine de centimètres de large où poser ses pieds permet de contourner la roche effondrée et de rattraper la route qui reprend derrière dix mètres plus loin. Avec les sacs et le précipice dans le dos, pas le droit au moindre faux pas. On se motive, on y va.
L’aventure, c’est l’aventure! Le risque, c’est le risque! Entre les deux, il y a ce fil que tu tisses. Le but du jeu est de ne pas le rompre tant que tout ce que tu veux dire n’a pas été dit, tant que tout ce que tu veux faire n’a pas été accompli.
Le rocher n’est pas tombé, le pied n’a pas glissé, le cordage n’a pas cédé, le précipice est resté sur sa faim: le fil de l’histoire est maintenu.

Physiquement, on donne de nous, sans compter. Ces cinq derniers jours l’ont prouvé. On s’est crevés sous le soleil, dans la poussière, inondés de sueur, près de quinze kilos sur le dos. Des ânes. Mais la puissance de cœur est là quand nous entonnons à tue-tête des chants qui sont des hymnes à la marche. Nous nous prenons par la main, il est bon d’en baver en communion, notre regard est complice et solidaire : ce projet, cette folle aventure, c’est toi et moi, comme un accomplissement, depuis dix ans que nous cherchons, parfois maladroitement, le sens de la grande œuvre à accomplir ensemble.

A Moglicë, le serveur du bar nous conseille de mettre notre tente dans le jardinet qui borde l’école du village. C’est juste en face de son troquet. Les chaises en plastique rouge vif, le pavage frais, le bâtiment repeint, la clôture en bois clair tranchent fortement avec le reste des lieux qui respire l’écroulement. Mais Aldo, le patron, un jeune gars qui parle italien, a décidé de retrousser ses manches : café-restaurant pimpant et salle de billard avec Internet.

Moglicë-Lozhan. Et pas envie d’y trainer plus que nécessaire, à Lozhan. Une indifférence à notre égard ! Nous qui avions pris l’habitude d’être questionnés, salués… C’est qu’entre Kodovjat et Moglicë, on était des vedettes. La Terre en Marche, tout le monde connaît, Norvégiens, Italien, Albanais, pas un ouvrier qui ne tire casque bas à notre passage en signe de respect et d’encouragement. Mais arrivés ici, rien. Plane une pesanteur sur le patelin : Des types aux regards biaiseux, une sorte d’Ankou qui erre en guenilles d’une maison l’autre, l’innocent du village en treillis qui soliloque sur la place, un commerçant qui jette des « Komunist! Komunist! » à la figure de deux, trois vieux, et pour finir, une soupe de haricots aussi douteuse que les toilettes du bar qui la sert.
Et puis ce soir j’ai froid. La barbe me gratte, je me sens poite.
Vivement Korça, demain, j’espère.