Petits Poucet Rêveurs

Petits Poucet Rêveurs

Jérôme Bergami, 13 oct, 2014

La ville de Geyve marque la fin
de cette longue bande de terre fertile que nous remontons depuis une semaine. Fertile et méthodiquement cultivée, ô labeur des hommes que récompense la Création, car voilà plus de cent kilomètres que nous ployons sous les fruits et légumes. Impossible d’avancer léger !
Il pleut du raisin et des figues, nous essuyons des rafales de tomates et de concombres ! A peine avons-nous avalé une grappe qu’une autre tombe, qui prend sa place dans notre sac ; la tomate qui est encore dans notre gosier est bientôt boulée par une autre qui frappe à notre bouche. Au repos cinq minutes au bord de la route, les présents se démultiplient sous nos yeux sans que nous n’ayons dit mot : un saisonnier surgit d’une plantation, un agriculteur descend de son tracteur, un chauffeur de taxi, une mobylette, un car scolaire stoppent leur véhicule, et tous de déposer leurs juteux et sucrés kilos de bienvenus. Notre marche s’en trouve inévitablement alourdie, entravée. Imaginent-ils que la générosité puisse faire mal ? Nous avons beau leur grimacer, leur gesticuler, nos pantomimes se révèlent d’une molle efficacité.

Aussi nous faut-il avouer l’inavouable :
nous semons, un fossé par-ci, un talus par-là.
« Petits poucets rêveurs », nous égrenons dans notre course le surplus alimentaire que ni notre charpente ni notre estomac ne sont en mesure d’apprécier. De grâce, ne nous jetez pas la pierre, la culpabilité nous ronge assez comme cela, vous l’imaginez bien. Mais aussi – message à nos donateurs – a-t-on idée de charger la mule encore et encore lorsque l’on voit celle-ci avoir tant de peine à avancer.
Si malice n’est pas spécifiquement turque, elle l’est intrinsèquement au genre humain.