Apres le songe, la sangle

Apres le songe, la sangle

Jérôme Bergami, 21 mars, 2015

Reliefs cuivrés aux doux rayons d'un soleil printanier, un jour ; blanc manteau dans l'épaisseur ouatée d'une aube basse, le lendemain. Après nous être réchauffés au feu du soba et avoir pris un copieux petit-déjeuner en compagnie du muhtar (le maire du village), nous revêtons notre tenue d'affrontement aux temps incléments - gants, bonnet, polaire, k-way et "jupe" anti-pluie que nous serrons à notre taille a l'aide d'un lacet de chaussure. İl a neigé une bonne partie de la nuit et ce matin une brume opaque enveloppe le village de Bashıbüyüklü. Le maire et son épouse nous invitent à demeurer chez eux une journée de plus - "Karr! Karr! Yozgat çok soğuk." (Neige! Neige! Yozgat très froid)

En route! dis-je.
La Terre en Marche doit se tester, s'endurcir. Le plus difficile, ce ne sont pas les flocons, ni le froid (deux degrés sous zéro, mais bien couverts comme nous le sommes, nous ne le subissons pas), non, le plus difficile, c'est le vent : il mord nos faces, nous déstabilise, s'abat sur nous en brusques rafales, tantôt de face tantôt en oblique. Les modestes mille trois cents mètres d'altitude de la ville de Yozgat, comme les treize kilometres qui nous en séparent, nous paraissent un Everest. Pas de raides montées mais une lente elevation, usante.
Voici sept jours que nous avons repris notre marche, optant pour le chemin des montagnes qui devra nous mener jusqu'à Erzurum. La nuit que nous avons passée sous la tente nous a démontré que la saison n'est pas encore propice au camping. Pélerins, nous continuerons de demander chaque soir l'hospitalité.
Ce fut le cas chez Mustapha, qui voit en nous comme ses enfants, lui dont le fils s'est pendu il y  cinq ans ; chez Sami, papa de deux petites filles mais qui, divorcé, n'a pas revu la dernière depuis près de deux ans ; chez Faruk, qu'une opération au cerveau a empêché de fonder un foyer et qui s'excuse d'être célibataire pour nous recevoir ; chez Tevlik, jeune ingénieur agronome esseulé qui trouve le temps si long dans cette "fin du monde" que représente à ses yeux la ville de Yerköy, lui originaire du sud, de la chaude et lumineuse cité d' Antalya.
Régulièrement, camions et autos s'arrêtent sur le bas-côté - " Geld, geld! ( montez!) Notre refus les surprend - Hep Yuryerek yuryurus." ( Nous allons à pied) - Ҫay, çay (du thé, du thé)! insistent-ils. Yok çay, teşekkur (pas de thé, merci) - Maşhallah! " (merveilleux!)
İls sourient, lèvent le pouce et redémarrent.

Le vent fouette.
Salaud ! Parfois un chien s'éloigne en s'enfonçant dans la poudreuse. Yozgat se dessine : des blocs courant le long des collines et surplombant des îlots de maisons basses et colorées, une avenue centrale devouée aux stations essence séparant le quartier universitaire de la vieille ville.
Sept jours pour retrouver nos marques, nos automatismes. Sept jours pour ressentir notre motivation. Nous sommes comme deux moteurs un peu enroués après quelques mois laissés en grange.
İl fut si beau, si intense notre hiver mi-Caucase mi-Carpates. İl fut comme un songe emmitouflé de personnes chères - la famille de Maia et d'Emzari, leurs deux enfants, Data et Maté, dont nous avons partagé le quotidien durant deux mois ; Bella, traduisant Mauriac et Prévert, tandis que nous conversions ensemble de longues soirées autour d'un bon repas et d'un bon vin ; et puis nos deux mamans, ainsi que ma tante, toutes trois réunies pour la première fois en Roumanie. Profondes, nourries, telles furent la rencontre avec la Georgie et les retrouvailles avec la terre de ma femme. C'est alors que le printemps a tintinabulé de ses primes clochettes dorées.
"Arrachez-vous à votre songe. Il est temps de vous sangler." 

Neige. Froid. Vent. Triade d'apprentissage.
Triade inhospitalière au premier abord. Mais n'est pas forcément l'ami celui qui continuellement vous sourit.