Fragrance impromptue à Greffon disgrâcieux
Jérôme Bergami, 26 oct, 2014
Un restaurateur nous installe et nous offre un repas ;
un pompiste met à notre disposition la cuisine de sa station, ici la poêle et le gaz, là le thé, l'huile et les pommes de terre ; les familles qui nous accueillent pour une nuit couvrent leur table de délicieux mets maison ; le maire d’un village vient lui-même nous servir le dîner sur un plateau, dans la pièce réservée aux « misafir » - aux hôtes.
Il crachine, il vente, nous avançons pesamment en bougonnant.
Les pneus du poids lourd crissent sur l'asphalte. Le routier descend la vitre de sa cabine : pommes et noisettes cascadent dans nos mains. Et l'homme a cet autre geste qui rend la Turquie aussi déroutante qu’attachante : il dévisse un petit flacon de parfum à la rose dont il dépose quelques gouttes sur nos fronts. Fragrance impromptue et bienfaisante au cœur d'un paysage à l'hostile beauté - longues ondulations arides, hauts plateaux désertiques, roches abruptes aux sédimentations tranchées. Terre rouge.
Vent d'est en pleine poire.
A notre grand désespoir. Une pluie grise et fine chagrine notre ardeur. Les villages collent aux K-ways. Reprenant la grand-route, nos godillots crottés signent l'asphalte en lettres de boue : « La Terre en Marche sur la Route de la Soie ». Celle-ci se dit en turc : « Ypekyolu » - les villes de Göynük, Tarakli, Nallihan, Beypazari, Ayas, Ankara sont des villes jalons de cet itinéraire deux fois millénaires. Göynük, Tarakli, Nallihan, trois cités authentiques, c'est à dire peuplées encore de vrais gens, ou pour mieux dire de gens encore vrais : ouvriers, fermiers, artisans, petits commerçants, le marché hebdomadaire investi par la campagne. Pas de chichi par là -bas. Simplicité et rusticité sont de mises.
Je ne suis pas aveugle pour autant, je vois bien qu'à pas de loup la grande distribution s'immisce dans l'authentique. En Turquie, les loups forment triade, ils se nomment : Bim, A.101, Şok, qui proposent à leurs brebis la même nourriture triste et chimique, javellisée sous plastique. Leur appât? Le discount : le cake aux fruits à une lire, les 300 gr de saucisses au poulet à 2,75 lire, le pudding à la vanille à 1,25, la barre Wanted Bumba choco-noix de coco à 0,50, etc. Que les brebis bouffent de la merde avec le sourire, telle est leur souci. Ils sont fortiches, les loups d'aujourd'hui. A Beypazari, l'odeur de la capitale se respire déjà : demeures ottomanes rénovées affichant « Pension-Restaurant » dans le bois gravé ; la rue du bazar touristique poisseuse de confiseries orientales ; les enseignes d'ameublement Bellona - pour un intérieur « confort et moderne » - aux abords des nouveaux quartiers. Ces derniers prennent naissance par grappes de blocs dispersés autour de la vieille ville.
A propos, notons-le : le Turc moyen nouvelle génération égrènera les jours de sa vie terrestre en bloc. S'il devient propriétaire, ce sera désormais d'une taupinière. Oh, cosy, la taupinière, je ne dis pas, interphone, digicode, parking et tout le tralala. Seulement, la maisonnette avait son charme, sa respiration bien à elle. Tout de même, n'est-il pas curieux d’amener l'homme à vivre regroupé avec autant de ses congénères, et de cette façon, tout à la fois côte à côte et les uns par-dessus les autres ? Mais il y a tant de turcs à caser sur-le-champ, et tant d'autres à venir ! La maisonnette a vécu, certainement, la campagne en a déjà le regret. Parce que ces deux-là étaient intimes pour ainsi dire. Depuis tant de lustres fourrées ensemble, elles avaient su filer leur harmonie.Le bloc est un greffon disgracieux, une bouture mal emboutie. Le bloc joue l'incruste. Il est une corde discordante introduit dans un duo d'artistes.Â